Ce qu’il faut savoir d’un principe oublié : La Séparation des Pouvoirs
Une décision, zéro débat
Mars 2020. L’État d’urgence sanitaire est décrété. En quelques jours, 67 millions de personnes sont confinées sur décision de l’exécutif. Pas de débat parlementaire. Aucune contradiction institutionnelle. Silence radio.
Ce qui aurait semblé impensable vingt ans plus tôt devient réalité en quelques heures — propre, légal… et profondément troublant. Crise oblige ? Peut-être. Mais ce moment révèle surtout un basculement que nous n’avons jamais vraiment regardé en face.
Un principe fondamental qui s’efface sans bruit
Derrière cette efficacité apparente se dissimule une érosion lente mais profonde : celle de la séparation des pouvoirs. Ce pilier des démocraties modernes — censé empêcher toute concentration excessive de pouvoir — semble s’effacer au nom de la rapidité, de l’efficacité, de l’urgence permanente.
Pas de putsch. Pas de déraillement spectaculaire. Juste une suite de glissements silencieux : procédures d’exception banalisées, contournement des contre-pouvoirs, centralisation extrême des décisions.
La légalité est là, mais l’esprit du droit disparait peu à peu. Et une question un peu dérangeante émerge:
La séparation des pouvoirs a-t-elle encore un sens dans les démocraties contemporaines ?
I. Fondements et controverses : comprendre la séparation des pouvoirs
A. Ce principe qu’on vénère... mais qu’on ne questionne jamais
La séparation des pouvoirs, dans l’imaginaire démocratique, fait figure de pilier inébranlable. Elle rassure. Elle structure. Elle est brandie à chaque crise comme un réflexe de légitimation.
Mais que signifie-t-elle, concrètement, aujourd’hui ?
Derrière son apparente évidence se cache un angle mort : ce principe si consensuel est rarement interrogé sur sa pertinence actuelle.
Pourquoi, alors qu’il est censé garantir la modération du pouvoir, les citoyens se sentent-ils souvent impuissants face aux décisions majeures ?
Pourquoi l’appel à l’équilibre des pouvoirs semble-t-il résonner dans le vide lorsque l’exécutif accélère, impose ou contourne ?
B. Montesquieu : penser l’équilibre plutôt que la séparation stricte
Dans De l’esprit des lois (1748), Montesquieu ne prescrit pas en tant que telle une séparation des pouvoirs. Il offre une méthode d’analyse, adaptée aux contextes, aux sociétés, à leurs mœurs et à leur histoire.
Les lois, écrit-il, sont « des rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ».
Cela signifie : pas de modèle universel, pas de schéma rigide. La séparation des pouvoirs, pour lui, est un outil de modération, non une fin en soi.
Elle n’a de sens que si elle empêche la domination d’un pouvoir sur les autres. Ce n’est pas tant la séparation formelle qui importe que l’équilibre fonctionnel.
Ce que Montesquieu propose, c’est une boussole souple, pas un dogme. Un principe à adapter, à contextualiser — jamais à sanctuariser.
C. Ce que disent les théoriciens (et pourquoi ils ne sont pas d’accord)
Au fil du temps, la séparation des pouvoirs a été défendue, tordue, recyclée. Mais elle reste, dans la pensée politique, un terrain de conflit conceptuel.
- John Locke, en plaçant le législatif au sommet, oublie que ce pouvoir peut lui aussi devenir captif d’élites hors-sol.
- Jean-Jacques Rousseau rejette la séparation au nom de la souveraineté populaire — une vision qui peut glisser vers l'autoritarisme au nom de l’unité.
- Troper, Boudon et d’autres analysent le principe comme une fiction utile : évoqué dans les textes, rarement effectif dans les faits.
- Pierre Rosanvallon insiste sur la perte de délibération réelle au profit de bureaucraties ou d’acteurs invisibles.
Dans les faits :
- Le gouvernement concentre,
- Le Parlement suit,
- Et le système s’auto-convainc de son efficacité.
Le droit existe, mais le pouvoir circule ailleurs : dans des zones grises, techniques, numériques. Normes européennes, plateformes, cabinets privés. La forme constitutionnelle reste, mais la réalité du pouvoir se déplace.
À retenir
La séparation des pouvoirs est une construction évolutive, à recontextualiser sans cesse. Elle ne protège pas par son existence, mais par son usage réel.
II. Dérives institutionnelles : la fiction constitutionnelle à l’épreuve du réel
A. Neutralisation des contre-pouvoirs parlementaires : la démocratie sous pilotage automatique
Le travail parlementaire encadré
Alors que la Ve République proclame la séparation des pouvoirs (Article 16 de la DDHC), la réalité montre une centralisation croissante autour de l’exécutif.
Selon les statistiques officielles de la XVIIe législature (2024-2025), 43 textes ont été adoptés, dont 16 à l’initiative du gouvernement (37 %) et 27 par des propositions parlementaires. Mais l’apparente équilibre masque une réalité plus politique :
- 18 des 27 propositions émanent du groupe majoritaire Renaissance - En Marche à l'origine (source),
- 9 recoupent le programme gouvernemental (simplification, santé, modernisation),
- 5 recyclent des dispositions censurées par le Conseil constitutionnel (source).
Ce mécanisme de "législation en miroir" permet un circuit accéléré : 23 jours en moyenne contre 107 pour d’autres groupes.
Autrement dit, la réforme de 2008 censée revitaliser l’initiative parlementaire a surtout institutionnalisé un dédoublement stratégique du pouvoir exécutif qui contourne l'esprit du texte en transmettant aux parlementaires qui lui sont favorables, des textes dont il est l'initiateur.
Le contrôle parlementaire méprisé
Le cas d’Alexis Kohler, en 2024, est emblématique : convoqué par une commission du Sénat sur le scandale des eaux en bouteille, le secrétaire général de l’Elysée a refusé de comparaître, en invoquant la séparation des pouvoirs. Transparency International a dénoncé une entrave au contrôle démocratique.
Bien que la commission des finances ait voté des poursuites, le Parquet de Paris a classé sans suite.
Une analyse de TF1 Info confirme la fréquence croissante des refus de comparution sans conséquence. Le contrôle parlementaire devient ainsi une coquille vide : formellement présent, mais stratégiquement contourné.
B. Zones d’opacité judiciaire et captation du droit : la justice sous influence
Des nominations sous tension démocratique
En France, 90 % des membres du Conseil constitutionnel sont nommés par des responsables politiques (source), ce qui alimente les doutes sur leur indépendance, malgré les garanties statutaires. Une dynamique que l’on retrouve aussi en Pologne, en Inde ou aux États-Unis, où la politisation de la justice fragilise les garanties de séparation effective.
Une gestion de crise placée sous le sceau du secret
La gestion du Covid-19 en France illustre cette dérive : le Conseil de défense sanitaire, présidé par le chef de l’État, s’est imposé comme organe décisionnel central, hors du champ du contrôle parlementaire. Ses délibérations sont couverts par le secret-défense, ce qui a nourri les critiques d’une gouvernance par comité occulte, comme l’ont souligné TF1 Info ou Jus Politicum.
Une défiance civique à son comble
Selon une enquête du CNB, seuls 48 % des Français font confiance à la justice. Cette défiance s’appuie sur plusieurs perceptions : lenteur des procédures, indulgence envers les élites, et instrumentalisation politique dans certaines affaires emblématiques (Fillon, Le Pen).
Les liens structurels entre le parquet et l’exécutif (notamment via l’article 64 de la Constitution) nourrissent cette perception d’une justice partiellement captive.
Une justice sous tension démocratique
Comme le rappelle Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, « l’indépendance de la justice est indispensable au fonctionnement de la démocratie ». Lorsque cette impartialité est perçue comme absente, c’est toute la légitimité institutionnelle qui vacille.
À retenir
Quand le droit devient opaque ou contourné, la séparation des pouvoirs ne protège plus qu’en apparence : l’exécutif gouverne, la justice suit (parfois), et le Parlement observe — sans toujours pouvoir agir.
Conclusion — Ce qu’il reste à défendre...
La séparation des pouvoirs n’a pas disparu. Mais elle ne protège plus automatiquement. Son efficacité ne tient ni aux textes, ni aux institutions seules, mais à l’usage qu’en font les acteurs politiques, à la vigilance des contre-pouvoirs, et à la capacité des citoyens à exiger des comptes.
Dans un contexte où les décisions se prennent plus vite qu’elles ne se débattent, où l’urgence devient une norme, et où le pouvoir circule dans des zones grises, la vraie fracture ne se joue pas entre pouvoirs, mais entre visibilité et opacité. C’est là que la démocratie se joue : non plus dans des organigrammes, mais dans la capacité de chacun à comprendre, contester, et influencer ce qui est décidé.
Repenser la séparation des pouvoirs, ce n’est pas restaurer un passé idéalisé. C’est chercher de nouveaux équilibres :
- plus souples que les cloisonnements institutionnels,
- plus transparents que les procédures technocratiques,
- plus vivants que les textes figés.
Ce que nous appelons « pouvoir » aujourd’hui n’a plus la même forme qu’au XVIIIᵉ siècle. Il faut donc inventer, ou réactiver, des outils de friction démocratique : audit citoyen, contre-expertise, ouverture des données publiques, protection des lanceurs d’alerte, et surtout, redonner du sens à la délibération collective.
Car au fond, la liberté politique ne consiste pas à choisir ses maîtres, mais à ne pas en avoir. Et cela suppose que les règles du jeu soient claires, contrôlées, discutées — et révisables.